L'île Robinson

Je me souviens du Bois de la Cambre, je promenais Igor autant que moi-même, le dalmatien sautillait, ses oreilles voletaient dans la brise, survolant la Plaine des artilleurs, pente douce jalonnée de taupinières, puis le lac par cette langue que dévalait notre prime jeunesse à plat ventre, dans la boue, lors des fameux "concours hands" du "groupe Honneur". A l'opposé, il y avait un bac noir tracté par deux filins que des treuils électriques tendaient jusqu'à la rive. Ils battaient l'eau au passage de la passerelle que nous prenions, au moins, pour un paquebot. Sous l'astre vitreux, une cabine en bois casquée de fer où finissait de rôtir une fille blonde et ses tickets: pour l'île Robinson, 10 francs. Des oies beiges et de grands canards hirsutes aux encolures chromatiques prévoyaient en piaffant de gober la mie que des bambins glaiseux sortaient de sachets froissés. Leur cou très long suivait l'envol des miettes. Les becs désenchantés tatouillaient la surface lacustre.

Igor et moi traversions une pelouse, dignes et faussement désintéressés. Des fillettes et des menthes à l'eau s'apprivoisaient. Le glacier, dans son van (orange), pour mettre les passants au garde-à-vous devant lui, rabâchait sa ritournelle à répétition. Des couples s'oubliaient aux commandes de pédalos (jaunasses). Il y avait, sur l'île, un minuscule théâtre de marionnettes dont je ne me souviens pas du nom. Peut-être était-ce Le théâtre minuscule ? Nous faisions d'abord le tour de l'île à l'écart des autres promeneurs. Nous la connaissions par coeur. Nous savions ses nids, ses dessous. Tout à coup, Igor se mit en quête, effrontément, d'une musaraigne dont le museau venait de lui filer sous la truffe. Il creusait, la langue sur le côté, un trou dans la berge molle. Des pièces jaillirent sous ses griffes. Nous les examinâmes. Son chapeau ridicule l'avait trahi. C'était Napoléon. Etonnamment, Igor se montra très intéressé: il renifla, consciencieux. Nous croyions à une blague. Il mordit, espérant le chocolat.

Je me suis renseigné aux archives de la Ville: le Chalet Robinson, sur l'île du même nom, fut construit par un roi pour y loger sa maîtresse. Tu te rends compte, Igor, dis-je à mon chien, tintinifiant furieusement, un carrosse fleuri tiré par six chevaux blancs traversait nocturnement la ville, puis l’avenue Louise, elle-même construite pour faciliter les royales équipées en quête des charmes de la concubine. C'était à peine croyable. Igor en revint difficilement. Sa queue allégorique brassait le passé. Nous vîmes magiquement le carrosse passer.

- Tu imagines ! Nous avons trouvé le trésor de la maîtresse du roi, dis-je, faussement effaré et hilare !
- L'un des Léopold, dit-il, lui qui s'y connaissait.
- Très certainement, répondis-je, mais qui sait encore lequel ?

Pierre Duys

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Et bien merde...Comment ai-je pu passer à côté?...je suis en train de "fouiller" et lire, voir, écouter tes blogs..
Ps: euh...c'est pas de la flatterie hein :-)

Sébastien Jacqmin a dit…

Quel belle écriture!! Quelle plume. je suis sous le charme!
J'ai mis du temps à mettre un visage sous cet esprit rebelle et expérimenté. Maintenant je crois savoir et je suis séduis par tes mots.
Bravo