Lueurs

Je me souviens, j’avais dix ans, ma grand-mère m’a dit: tu es un rêveur. Je me suis demandé si je rêvais la nuit et j’ai répondu que oui. Je me souviens très bien m’être demandé si c’était péjoratif, d’être un rêveur. Je me souviens avoir eu la réponse très vite. Je me souviens avoir pensé qu’on a tous le même âge, mais pas en même temps.

Je me souviens : Bois de la Cambre, autour du lac, pendu par les bras à cette branche basse grasse comme six cuisses, je me suis dit : c’est mon anniversaire, j’ai dix-sept ans, je ne ferai rien de bien avant trente-cinq, je me souviens, je me suis dit : si tu te lances dans cet état dans la vie, tu vas te perdre, tu ne comprends rien, on ne peut rien faire sans comprendre, je dois avant tout comprendre. Sept ans plus tard, je m’intéresse à l’étymologie du mot « comprendre » et je comprends. Depuis, je transporte et je remets en forme des ondes que je transmets, comme je peux.

Je me souviens d’années complètement dingues.

A chaque instant, et ce n’est pas une façon de dire, à chaque instant je me souviens que je vais mourir et au même moment je me souviens qu’on ne peut que vivre ensemble : tous mes mois et tous vos vous. Je me souviens que j’aurais pu être une hirondelle. Je me souviens que je vivrai avec la rondelle en fuite. Je me souviens de la vieillesse. Je me souviens que je la fuis. Je me souviens qu’arpenter le monde est tout ce qu’il y a à faire pour se charger. Je n’oublie jamais de déposer des valises qui ne sont pas les miennes. Je suis ce relais. Je me souviens m’être pris successivement pour une éponge, une décharge, une poubelle, un sac, une mante religieuse, un cinéaste, des nuées, mon fauteuil, un pré, des choses invisibles et je me souviens que j’oublie. Je me souviens pourquoi j’écris. Je me souviens de tout ce temps. Je comprends que j’ai du temps, c’est ma richesse. Je me souviens que je mourrai la plume à la main.

Je me souviens de transes.

Je me souviens de ma peau sans failles.

Je me souviens de mon corps liquide. Je me liquéfie dans mes images. J’aime les arbres. Je les mange, ils me mangent. Je me souviens de mon enterrement sous cet arbre. Je suis un rêveur. Je me souviens de ma grand-mère. Souvent je me rêve, je rêve chacune de mes molécules, chacun de mes quarks, mes spins en fête et je me recompose. Je me souviens de ta psychose. Je me souviens que Théo, tout effort tendu vers ce but, cherchait à se tuer et n’y arrivait pas. Je me souviens que finalement… Je me souviens de toutes mes petites morts.

Je me souviendrai que j’ai écrit ces lignes lors de la demi-finale de la coupe du monde de la FIFA, en 2006, et la France obtient un penalty. Je me souviendrai de tous ces termes guerriers et je me souviendrai que cette face là de vous m’écoeure parce que j’ai réussi à la mettre, en moi, en veilleuse et je me souviens que ce ne fut pas facile, je me souviens que je fus éduqué comme un guerrier, je me souviens que mon père est un con. Je me souviens qu’il ne fait même pas ce qu’il peut. Je me souviens que l’on peut se construire a contrario et je me souviens que, en ce sens, je lui dois énormément. Zinédine va tirer, Ricardo face à Zinédine qui prend son élan et le Français marque. Les gens alentours, les rues, les jardins, le quartier gueule comme une troupeau de porcs qu’on égorge. Je me souviens de ne surtout pas succomber à la tentation de le faire. LA France va mieux, dit la radio.

Je me souviens que tout ceci est vraiment limite. Je me souviendrai des morts, des blessés, des poignardés, des éventrés, des empalés, penauds dans les hôpitaux après le match, je me souviendrai de ce policier qui parle de zone d’anarchie et de non droit, de bandes et de guérilla urbaine qui utilisent l’hystérie collective pour fondre sur la ville. Je me souviens qu’on se trompe sur tout. Je me souviens aussi qu’on fait ce qu’on peut, sans doute, mais on flatte toujours la porcine du gros couillon. Je sais que faire autrement n’est pas dans la conception moderne du jouir immédiatement, on est là pour peu de temps, eux aussi en veulent leur part, leur part du gâteau, je me souviens, vaguement, de mon instinct de prédation.

Je me souviens, je prends une seconde feuille blanche et les Portugais attaquent. Les Français résistent mais ils vont leur faire la peau, un coup de canon de Henry. Les Portugais sont très provocateurs, le radioman beugle qu’il n’y a rien du tout, le Portugais est tricheur et il essaie encore et encore. Les Français dégagent n’importe comment et ils ont raison, ils ont l’air serein, la radio serine, elle a horreur des blancs.

Je me souviendrai qu’en cet instant j’écris, que cela coule comme l’eau sous le rocher et que tout se mélange pour s’ordonner, là, je pourrais m’appuyer sur n’importe quoi pour dire ma pensée, il n’est plus question d’inspiration, il est question d’être. Je n’ai jamais besoin d’être inspiré, je me parle, les phrases se forment, la différence entre ce qui sera écrit ou non est le fait d’être assis, plume en main, occupé à écrire ou pas. Je me souviens de ce temps pour en arriver là. Je me souviens qu’écrire c’est former le monde qui par moi se représente. Je me souviens qu’exister c’est cela : se donner le choix, la volonté, la faculté, d’accéder instantanément au tout, ce tout qui est le monde en moi.

Attention, Ronaldo c’est un comédien, toujours ces journalistes vedettes, têtes de gondole d’un marché de dupes dopées, de paysans milliardaires, de fils de putes d’assassins de nationalistes de merde, une orgie du désespoir, Ronaldo c’est un comédien, tout ce que vous voulez, mais cela reste un très très grand joueur. Coup franc direct, non, c’est un corner.

Je me souviendrai que j’écris. Je me souviendrai qu’ils ont dit que l’arbitrage fut absolument parfait et que c’est important les arbitres et qu’il faut les respecter et les honorer, il faut citer leur nom. Et cela repart maintenant. Migule dégage très loin en profondeur pour donner de l’air à la défense.

Je me souviens que j’ai deux têtes, un bras –le bras vengeur de l’écrivain- et quelques jambes tout de même. Je me souviens que mes sexes portent le tout, nonchalament et sans surprises.

Je me souviens avoir été un Indien et que cela me reprend de temps en temps. Je me souviens avoir délibérément et définitivement choisi de ne pas être ce que vous appelez normal.

Je me souviens de la traversée. Quitter sans peine votre rive plate. Je me souviens des vents, de la houle, je me souviens de la nasse, des tasses, des rafales dans ma gueule, je me souviens de ce type avec un flingue dans ma bouche. Je me souviens que c’est lui, avec toute sa haine, qui a fait le plus pour moi en ce monde. Je me souviens de ses grimaces, je me souviens de son odeur, je me souviens qu’il ne me faisait pas peur et je me souviens de l’avoir vu se battre contre lui-même pour me tuer. Je me souviens avoir souri. Je me souviens de ce coup de pied dans son ventre, je me souviens de sa face rouge sur le trottoir, je me souviens n’avoir pas hésité à le tuer, je me souviens de cette sérénité du choix. Et Zidane tire, c’est du nanan.

Je me souviens avant, c’était l’échauffement.

Je me souviens que je consignais dans un agenda noir le nombre de pétards, mes additions annuelles, ma consommation. Je me souviens de l’addiction. Je me souviens que je ne voyais rien et je sais maintenant que je vois. Je te vois et je sais, je vois ton visage et tes traits et je sais ta vie, je vois tes mains, je sens ton sexe et je sens ton être, je vois. Je me souviens de ce chemin pour devenir voyant. Je me souviens de ce poème qui me délivra de votre emprisonnement volontaire, je me souviens que la politique est surtout une question personnelle, c’est cette question de l’embrigadement des mœurs, le façonnage des personnalités, les moules qui nous éduquent. Je me souviens qu’on n’a pas essayé de m’apprendre ni à penser, ni à aimer, ni à être, mais à calculer et à écrire, et j’en vois le résultat. Je me souviens que le terme « consommer » m’a toujours fait marrer, et il le fait encore. Je suis ours et je suis hirondelle. Je mange les arbres et ils me mangent.

Avant, c’était l’échauffement. Mais je vais devoir arrêter mes virgules lancées sur vos occiputs. Je me souviens de ce chemin du sens. Je me souviens que je déteste par dessus tout la poésie qui ne dit rien. Je me souviens que ceux qui alignent les mots pour se faire reluire la rampe me désespèrent. Je me souviens de tout ce mal que font les victimes de psychoses morbides à la joie de ce que l’art procure en réalité. Je me souviens d’avoir vu des tas de pseudo peintres, de pseudo poètes, de pseudo musiciens, rongés par le besoin d’être mais n’étant pas prêts à endosser les responsabilités des mouvements à opérer en eux pour y parvenir. Je me souviens que tu ne créeras rien de concret avant de t’être débarrassé de ce toi qu’on t’a construit pour toi, ce toi, ce toit, cette merde futile, je me souviens que pour te trouver tu dois boire l’océan jusqu’à n’être que cette infime mouette à l’aile brisée accrochée à cette planchette pourrie, et là te demander si tu aimes ou non. Te rendre compte que la réponse ne dépend que de toi. Être prêt à tout abandonner et foutre ta chair en liasses, la déposer n’importe où, partir pour se rendre à soi. Je me souviens avoir fait cela et n’avoir été qu’un salaud tout ce temps, tout ce mal que je faisais avant d’être voyant, cette caméra, ce regard qui peu à peu s’extrait de ton crâne et te rend tes actes, tes attitudes, tes grimaces, visibles. Je me souviens de ce traité, le Traité de dédoublement personnel. Je me souviens qu’il y a une issue, que c’est la seule, qu’elle est vivifiante et qu’on en bave. Je me souviens avoir abandonné tout. Je n’ai plus peur de rien. Le ciel est rouge, j’écris au bic, je suis en vie.

Je me souviens du sourire de la Lune, de son regard triste, ses pleurs en fuite à la poursuite du soleil.

Lâche, lâche mon petit gars, sur la Toile, tes petites crottes. Surtout ne pas paraître. Nous sommes quoi ? Une centaine à nous lire. C’est un miracle.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Grand. Ecrit d'une traite?

pierre duys a dit…

Pendant le match, mec. En compagnie de bibine.